Le geste photographique, une épopée universelle

Texte d’introduction de la monographie Matrice des Mondes, publiée aux éditions SKIRA, écrit par REZA, photographe, et Rachel Deghati, auteure.

À l’occasion de la publication de Matrices du monde, premier recueil de photographies de Muriel Pénicaud, nous avons fait le choix de penser la geste photographique comme les possibles odyssées d’un langage universel. Nous tenterons de dessiner les contours des récits de l’image, de l’intention à la trace laissée, en explorant le cadre, le hors-champ et la méditation. Depuis que la photographie est venue à Muriel Pénicaud, l’épopée visuelle choisie par elle au fil de ce que nous nommerons ses « vagabondages intimes de l’image » est celle de la poésie. 

Devenir photographe, c’est laisser des mondes s’immiscer en nous et tenter d’en dessiner les contours. C’est aussi, révéler ces univers en traçant des traits de lumière dans l’obscurité. 

Des traits de poésie, de vérité paradoxalement absolue, de subjectivité assumée et aussi, d’invisibles, rendus au réel.

Tracer des traits de lumière.

Au commencement, l’aventure du regard posé sur le monde est l’histoire d’une rencontre fortuite avec l’outil photographique, cet objet à apprivoiser au service d’une impérieuse nécessité, d’une conversation intime, silencieuse entre soi, son âme, ses silences, ses questionnements et le monde qui s’invite dans nos paysages intérieurs. 

Viennent à notre mémoire les premiers vers du Maznavi, le livre majeur du poète persan Rûmi: « beshno-az-ney » « Écoute la flûte de roseau » et il poursuit : « Écoute sa plainte. Des séparations, elle dit la complainte (…) ». Ce poème ne nous fait-il pas songer au souvenir de cet état de vulnérabilité propice aux errements intérieurs de l’adolescence ? 

La fin de l’enfance et sa promesse de lendemains énigmatiques, donc incertains, sont souvent propices aux prémices de l’exploration d’un nouveau langage. À ces vers persans, nous pouvons aussi suivre cette autre proposition : « Bebin. » « Regarde ». C’est à cette invitation que certains et certaines, au sortir de l’enfance, répondent alors qu’ils se retrouvent en présence d’un appareil photographique. Objet de perceptions et d’écritures nouvelles qui les transforme. Parmi ces jeunes qui quittent l’enfance, le langage de l’image entre dans leur vie, comme une nouvelle forme d’expression. Un dialogue silencieux s’instaure insidieusement. Les yeux balaient sans le savoir, sont attirés par tel ou tel fragment de vie, se fixent et l’appareil photographique fige l’instant de poésie, de doute, de questionnement, de vérité aussi. 

Quand des conteurs visuels se révèlent à l’aube de leur vie, leurs regards ensuite, s’absentent rarement du monde. Ils ne peuvent s’empêcher de le « dévisager », comme une seconde nature. Ils poursuivent ensuite, au cours de leur vie, ce long voyage quotidien de narrations visuelles, sortes de carnet de routes de l’intime.

Chaque photographie saisie est une tentative renouvelée du récit tangible d’un instant figé pour en contrer le caractère éphémère. C’est au sortir de l’enfance, en une quête personnelle d’abord, que certains commencent à apprivoiser la lumière, en un dialogue visuel avec les univers dont ils ont été les témoins, les conteurs aussi.

Dessiner un cadre

À l’émerveillement de la découverte de la lumière venue sculpter les différentes strates de l’obscurité, pour en révéler les formes et les abysses, les sujets et les lignes, répond un autre tracé, celui d’un cadre qui constitue une première sélection de celui ou celle qui regarde une scène et la fige. Il croit montrer la vérité telle qu’elle lui apparait, en être le témoin, plus encore, les yeux de celles et ceux qui ne sont pas là. Le cadre du viseur devient le complice d’une intention. Il détermine la part choisie dans l’immensité d’un paysage, parmi la multitude de gestes, d’expressions, de mouvements d’un être humain, dans le vol organisé d’oiseaux migrateurs et l’envol solitaire. 

L’acte de photographier c’est d’abord une volonté, celle de traduire au plus près du réel. Il nous vient alors en mémoire la locution italienne « Traduttore, traditore ». Le cadre révèle non pas une trahison, mais l’illusion sincère que le récit par l’image est une démonstration de vérité. Le dessin du cadre dans le réel est un choix, celui d’une interprétation. Ainsi, d’une même scène contemplée par dix photographes, naîtra autant d’images différentes que de regards posés. Photographier, c’est accepter que la subjectivité s’immisce dans l’image et que cette réécriture du réel détermine la direction du regard de celui à qui le photographe donne à voir. Et les mots que les témoins posent sur l’image et qui répondent aux cinq questions « Où ? Qui ? Quoi ? Quand ? Pourquoi ? » ne sont là que pour tenter de contenir dans les parois du cadre, un semblant d’informations factuelles. 

Les mots impérieux du hors-champ

La photographie pourrait s’arrêter à cette première mission de témoignage en étant au plus près du réel. Le photojournaliste parti en campagne de vérité documente le monde s’attachant à respecter les critères de déontologie journalistique d’une impartialité revendiquée. Cela reste une illusion. Le cadre se fissure de tous côtés et le hors-champ s’invite dans la photographie documentaire à travers la part congrue du réel choisi par l’auteur dans son viseur mais aussi à travers les mots écrits, les mots dits, qui, à posteriori, accompagnent l’image tout comme les mots suggérés et leur cortège de pensées, d’émotions, de mises en lumière partiale et partielle. L’image dans son cadre semble être une vaillante soldate de la vérité, elle n’en est qu’une fragile servante. Une fois saisie, la photographie commence ses multiples vies. Les mots dits et ceux non-dits constituent des récits à géométrie variable entre fiction et réalité autour de l’image. Les mots se bousculent, dansent autour d’elle et la révèlent à chaque fois un peu différente. Ils forgent des dialogues multiples entre l’auteur et sa photographie, entre l’auteur-conteur et ses auditeurs-lecteurs auxquels il adresse des narrations qui sont éminemment historiques et politiques. En dépit de la tentative de sincérité des photographes, les récits s’avèrent légèrement changeants en fonction des jours, des souvenirs qui s’imposent, d’autres qui s’estompent. Autour de l’image, d’autres mots surgissent, les mots de celles et ceux qui ne sont pas auteurs de la photographie mais qui s’en approprient le sens, l’intention, en analysant, décrivant, parfois en détournant les faits du réel et en contorsionnant la vérité. L’image, par la légende erronée, est alors utilisée sciemment ou pas, pour servir une idéologie, un mensonge ou simplement pour faire valoir une posture d’historien de l’image. C’est le hors-champ d’une trahison qui s’invite dans le monde de l’image, le nôtre, voire celui de l’Histoire. En France, berceau de la photographie, au début des années 90, une association, Droits de regard, fut créée à l’initiative de photographes, pour dénoncer l’absence de rigueur ou déontologie, répandue dans les rédactions qui maltraitaient les photographies, les faits, et l’intention des photoreporters. 

Du hors-champs à une méditation partagée

Que dire des photographes (et certains, rares photojournalistes sont aussi de ceux-là) qui laissent la mission du « journaliste » à d’autres destinées et utilisent l’image comme non pas comme un acte de narration sociologique, politique et/ou historique, mais comme un acte de création poétique ? Leur intention n’est pas de documenter mais de partager des états de leur rapport au monde. Le cadre, l’instant figé ne sont que les modestes prétextes à une invitation assumée d’un hors champ foisonnant, le leur, mais pas seulement, le hors-champ de celles et ceux qui, contemplant l’image, laissent l’émotion, la pensée s’emparer de leur âme, les invitant sur d’autres chemins de conscience d’une part du monde et d’eux-mêmes. 

Point d’information, ni de faits, ni de vérité, ni de date, ni de mots chez ces photographes, mais le désir d’une silencieuse méditation partagée. En cet endroit, à chaque image renouvelée, leurs quêtes poétiques invitent à des contemplations et un dialogue entre soi et soi, entre soi et le photographe, entre soi et le monde donné à embrasser. Au sein de la famille humaine, ces photographies tendent à bâtir d’autres ponts que celui de la reconnaissance d’une Histoire commune. Elles laissent des traces discrètes qui résonnent comme autant d’éventualités d’universalité et d’intemporalité d’une mémoire ineffable, collective des sens.

Cela s’appelle la poésie.

Dans le parcours d’un photographe, la publication d’un premier ouvrage marque un désir légitime de partager ses univers intérieurs avec le reste du monde. Matrices du monde est une invitation à chaque page, à travers chaque image choisie, de reconnaître l’insatiable curiosité qui anime son autrice, Muriel Pénicaud, depuis qu’elle s’est appropriée la photographie comme échappatoire intime et comme outil de narration, soit depuis l’adolescence. En France et dans des ailleurs, Muriel Pénicaud observe les mondes. Qu’elle pose son regard sur les ailes repliées avec majesté d’un oiseau, qu’elle caresse des yeux le velouté d’un visage, qu’elle saisisse au vol un baiser fougueux de deux amoureux, qu’elle attrape l’insouciance dans le mouvement de robe et de chevelure d’une fillette heureuse et libre, qu’elle fige en de redoutables compositions différents états de présence du rouge dans une succession de photographies pour mieux partager son regard sur les femmes, qu’elle joue de l’ombre et de la lumière, des lignes et des courbes, qu’elle baisse son regard sur l’humus des forêts et les racines des arbres, Muriel nous invite à deviner et suivre une part méconnue d’elle-même, la candeur sensible et gourmande avec laquelle elle observe le monde depuis des décennies, le laisse entrer en elle et nous le donne à voir avec générosité. Chacune de ses photographies est un acte de création qui nous permet de pénétrer ses multiples univers poétiques intimes dont ses photographies sont des traces, empreintes du monde laissées sur les parois de notre mémoire visuelle et émotionnelle collective.

Et lorsque notre regard s’arrête sur une photographie d’une assemblée d’oiseaux à la surface fragile de l’eau, alors nous viennent en mémoire quelques vers de la Conférence des oiseaux du poète persan Attar.

« Si tu ouvrais enfin les yeux de l’invisible

Les atomes de l’univers te diraient leurs secrets

Mais si l’oeil que tu ouvres est l’oeil de la raison

Tu ne pourras jamais voir l’amour tel qu’il est (…)»

Nous laissant entrainer sur les chemins d’explorations visuelles poétiques de Muriel Pénicaud à travers ses Matrices du Monde, des images restent gravées en nous. Elles nous disent que leur autrice sait regarder le monde avec son âme. 

Suivant
Suivant

Instants fugaces